János Szőke
Étienne Sándor
Salésien coadjuteur
1914-1953
Texte français : P. Placide CARAVA, SDB
Présentation
Bien fournie est la troupe des martyrs qui ont versé leur sang en Hongrie, à cause de leur foi, au cours de la période du régime totalitaire, établi par la violence et sous la direction du pouvoir bolchevique, immédiatement après la Seconde Guerre Mondiale. Parmi eux, on doit également compter le Serviteur de Dieu Étienne Sándor, Salésien coadjuteur, victime lui aussi de la féroce répression anti religieuse du régime communiste hongrois, particulièrement cruelle et sanglante, entre 1946 et 1963.
C’est avec une grande émotion que je vous présente ce petit livret qui voudrait vous faire connaître une biographie qui manifeste la force et la fécondité d’une vie donnée sans peur ni compromis pour la cause du Christ et le salut des jeunes. Une vie qui est l’expression d’une foi solide et forte en dépit des épreuves, des persécutions, des tortures : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » (Rm 8,31).
Il est agréable de se rappeler comment ce frère coadjuteur a vécu avec joie, enthousiasme et dévouement sa vocation d’éducateur, en particulier grâce à son engagement dans le monde de l’imprimerie et son métier de typographe, dans l’animation liturgique avec la prise en charge du groupe des servants d’autel, dans l’accompagnement des groupes de jeunes, dans son engagement de catéchiste et de témoin de l’Évangile.
Je vous invite à connaître l’histoire de ce salésien coadjuteur et à invoquer son intercession, soit pour la fidélité joyeuse de ceux que le Seigneur appelle à le suivre de plus près, soit comme un encouragement pour tant de frères et de communautés qui souffrent encore aujourd’hui pour le nom de Jésus.
Particulièrement pour les membres et les groupes de la Famille Salésienne, la vie d’Étienne Sándor est un appel à sentir l’urgence et la nécessité de susciter des vocations, de mûrir des projets de vie évangélique, d’impliquer pleinement la personne de ceux qui sont évangélisés, jusqu’à les rendre disciples et apôtres du Seigneur Jésus.
Père Pierluigi Cameroni, SDB
Postulateur Général
Étienne SÁndor – salÉsien COADJUTEUR, MARTYR
L’année 1914 fut tragique pour l’Europe : le 28 juillet, après l’attentat de Sarajevo, l’Autriche déclara la guerre au Royaume de Serbie. Ainsi commençait le grand massacre de la Première Guerre Mondiale. Vers la fin de l’année précédente, le 6 novembre 1913, étaient arrivés en Hongrie, qui faisait alors partie de l’Empire Austro-Hongrois, les premiers Salésiens, un groupe de jeunes Hongrois qui avaient accompli leur formation en Italie.
C’est dans ce contexte que, le 26 octobre 1914, naît Étienne Sándor, dans la ville de Szolnok, située à une centaine de kilomètres au sud-est de la capitale, Budapest, dans la Grande Plaine Hongroise. Cette petite ville est traversée par la Tisza, important affluent du Danube, qui commence à être navigable précisément à Szolnok. Son peuplement remonte aux premiers temps de l’occupation du Bassin des Carpates par les tribus magyares. Le fleuve et la fertile et très étendue plaine, qui commence au pied des Monts Bükk, ont toujours favorisé les échanges. Ceux-ci ont fait de la petite ville un centre commercial et culturel vivant et, vu sa position géographique, un important nœud de communications, en particulier le trafic ferroviaire. La présence de sources thermales et les longues périodes d’exposition solaire ont contribué à son développement touristique et agricole à côté de fabriques de papier et d’usines ferroviaires.
Enfance et jeunesse
Étienne était l’aîné de trois frères. Il fut baptisé trois jours après sa naissance dans la paroisse franciscaine qui remplira par la suite un rôle significatif dans la formation chrétienne du garçon. Le papa qui, par tradition familiale, avait donné son propre prénom à son fils, était un cheminot. Cet emploi stable (non assuré alors comme aujourd’hui) permettait à la famille d’avoir un train de vie sobre, mais serein, en un moment si difficile pour la nation mayare. Vu l’importance stratégique du trafic ferroviaire en période de guerre, papa Étienne ne fut pas envoyé au front ; il put ainsi suivre personnellement la croissance de ses enfants sur qui il exerça une influence très positive, et fut en mesure de pourvoir dignement à leur éducation.
Dès son enfance, Étienne fréquenta sa paroisse avec assiduité, une paroisse confiée aux Franciscains. La communauté des Fils de Saint François constituait le rempart de la vie chrétienne dans la petite ville. Faisant partie du groupe des servants de messe, Étienne accomplissait ce service avec joie. Plus tard cette passion pour la liturgie se réveillera en lui lorsque, devenu Salésien Coadjuteur, il s’engagera avec beaucoup de sérieux à former un groupe exemplaire de servants d’autel à l’école et à l’oratoire (patronage). Pour lui, il ne s’agissait pas seulement alors d’une activité extérieure, ritualiste, cérémoniale, mais d’une vraie formation au service du Seigneur, l’expression d’un amour authentique envers Jésus Eucharistie.
Par la suite, appartenir à la « Szìvgàrda » (la Garde du Sacré Cœur) fut pour lui une véritable initiation à l’associationnisme catholique ; la « Szìvgàrda » formait des groupes de jeunes par des activités communautaires et éducatives inspirées de la dévotion au Sacré Cœur. Cette Organisation fut active de 1920 à 1948, jusqu’au moment où le régime communiste élimina toutes les Associations catholiques.
Garçon toujours joyeux, d’humeur constante et enjouée, toujours en mouvement : voilà comment se le rappelaient ses camarades. Bien aimé de tous, il avait un tempérament de leader ; il rassemblait autour de lui les enfants de son âge et savait les guider sans vouloir les dominer ni jouer au caïd. Il aimait faire du théâtre, amuser ses camarades sur scène. Depuis son enfance il préférait faire l’arbitre pour permettre aux plus petits de jouer.
À la maison aussi, ils’occupait de ses petits frères et c’était lui qui dirigeait les prières au repas et le soir. Il avait l’habitude d’aider sa maman dans les travaux domestiques. Quand ses petits frères se rendaient coupables de quelque bêtise, il trouvait naturel d’en assumer la responsabilité.
Notre adolescent fréquentait assidûment la communauté franciscaine locale, entretenant des relations d’amitié avec les Frères Mineurs, l’un d’eux en particulier, le Père Casimir Kóllar qui fut son directeur spirituel. Pour un jeune, cela n’était pas habituel ; l’ouverture à ce digne prêtre l’amena à une maturation spirituelle constante même dans des situations difficiles. En effet, dans les années d’après-guerre [1], le chômage se faisait sentir ; on vivait même alors des temps de grave crise économique et il était difficile de trouver un travail stable. Le jeune Étienne, une fois terminée la scolarité obligatoire, dut affronter les travaux difficiles et les plus durs comme porter des sacs de ciment sur les chantiers ou travailler dans une fonderie de cuivre. De ses frères, il était celui qui avait la plus petite taille et était physiquement le plus faible. Il se donnait à fond à son travail et sa maman, le soir, devait lui soigner les plaies qu’il avait aux épaules, causée par les charges transportées ; elle le faisait avec les moyens du bord en étalant de la graisse de porc sur les blessures.
Dans le sillage de Don Bosco
Voyant le sérieux de son engagement et le grand sens pratique qu’il démontrait, en même temps qu’une vie chrétienne de qualité, les Franciscains conseillèrent à la famille d’envoyer Étienne à l’institution salésienne « Clarisseum » de Ràkospalota (à l’époque un gros faubourg de la périphérie de Budapest). Les Salésiens avaient ouvert depuis peu, dans une maison léguée par une famille noble, une école professionnelle pour garçons pauvres (également des orphelins ou des garçons en difficulté) entre 10 et 17 ans, avec une section d’arts graphiques et un oratoire-patronage pour les jours fériés. Il s’agissait d’une nouveauté pour la Hongrie de l’époque. De nombreuses activités s’y déroulaient : servants d’autel, chanteurs, sport, fanfare. Malgré tous ses efforts dans les études, Étienne n’atteignit jamais un haut niveau ; cependant, en juin 1928, il acheva son cycle avec des notes suffisantes.
Revenu alors dans sa famille, le garçon fut orienté, à l’âge de 14 ans, vers un apprentissage dans la métallurgie (tourneur, fondeur de cuivre) ; il était très difficile de trouver du travail à l’époque. Durant toute cette période, Étienne fut constamment en contact avec les Franciscains, particulièrement avec son confesseur stable. Ce souci de sa vie spirituelle et la trace profonde qu’avait laissée en lui son séjour dans l’œuvre salésienne de Ràkospalota, l’amenèrent à réfléchir sur ce que Dieu voulait de lui. Il reconnut ainsi, avec l’aide de son guide spirituel, les signes de l’appel de Dieu à la vie religieuse salésienne. Comme il le dira plus tard, la lecture des publications salésiennes l’avait frappé et l’avait fait réfléchir. On entrevoit à ce signe la motivation de son choix : sa sensibilité pour le travail en typographie et l’amour pour la presse populaire. Dans une lettre du Père Franciscain, son confesseur et guide spirituel, nous apprenons qu’en 1932 (alors âgé de 18 ans) Étienne avait fait une demande à laquelle on ne put donner suite parce qu’il manquait le consentement de ses parents. Entre-temps il avait fait différentes sortes de travaux en accord avec ses capacités, même comme simple journalier dans les Chemins de Fer. Sa capacité d’adaptation à diverses formes d’habileté manuelle était remarquable comme on le constate aussi dans la jeunesse de Jean Bosco. Au cours de cette période, Étienne continua sa correspondance avec la Direction du « Clarisseum » ; pour ne pas fâcher ses parents, les réponses arrivaient au couvent des Franciscains.
À l’âge de 21 ans, fin 1935, Étienne envoya sa demande formelle au Supérieur des Salésiens, le Père Jànos Antal. Il écrivait, entre autres : « Je sens l’appel à entrer dans la Congrégation Salésienne. Il y a partout besoin de travailler ; sans travail on ne peut arriver à la vie éternelle. J’aime travailler. » On entrevoit là un élément fondamental de sa vie : il sentait le monde du travail comme le sien. Il fut donc accepté comme aspirant-candidat à la vie salésienne.
Le 12 février 1936, il retournait au « Clarisseum » pour y passer un temps d’essai. Partageant la vie de la communauté, il travaillait avec enthousiasme comme aide- typographe, sacristain et animateur à l’oratoire-patronage. Trois mois plus tard, il fit sa demande pour entrer au noviciat mais les Supérieurs considérèrent qu’il valait mieux qu’il complétât sa formation d’aspirant et même sa préparation technique d’imprimeur. Serein, malgré son âge qui en ce temps-là était bien supérieur à l’âge moyen des novices, il continua son travail jusqu’en mars 1938 quand, à 24 ans, non plus apprenti mais déjà typographe professionnel, il demanda et obtint son entrée au noviciat.
Un noviciat mouvementé
Mais au mois de mai 1938, la Hongrie vécut une période particulière : la réannexion des territoires de population magyare, détachés au Traité du Trianon (1919) et affectés de nouveau au gouvernement hongrois dans les traités de réorganisation de l’Europe Centrale de 1938. Notre brave Étienne, après avoir commencé régulièrement son noviciat le 1er avril de cette année-là, dut donc l’interrompre pour partir au service militaire. En tant que soldat, il continuait à mener une vie spirituelle et apostolique très profonde, se tenant en relation épistolaire avec les supérieurs du noviciat. Il passait ses journées de permission au « Clarisseum » et remettait au Provincial le peu d’argent qu’il recevait.
Libéré en 1939, il recommença son noviciat le 30 avril. Son âge, 25 ans, était un âge supérieur à celui de ses compagnons de noviciat, un peu plus âgés que des adolescents. On comprend alors l’admiration suscitée par sa conduite chez ses jeunes camarades. « Bien qu’il eût 9 ou 10 ans de plus que nous, il partageait totalement notre vie, de façon exemplaire. Nous ne sentions pas du tout la différence d’âge. Étienne apprenait le métier de typographe mais il ne pouvait pas le pratiquer au noviciat ; il exécutait bien les travaux de la maison, surtout à la cuisine. Son talent d’éducateur sauta également aux yeux des novices, particulièrement dans les activités communautaires. Avec sa fascination personnelle il nous enthousiasmait tellement que nous pensions déjà pouvoir affronter avec facilité même les tâches les plus difficiles ». « Il donnait l’impression de prier presque continuellement. En même temps, il se fit remarquer dans notre jeune groupe par sa capacité d’entraîner aussi ses camarades les plus sceptiques, en provoquant chez eux une réaction enthousiaste, surtout quand le groupe de théâtre amateur devait présenter des scènes comiques ». « Son niveau spirituel était bien supérieur à celui des autres ». Voilà des témoignages livrés sous serment par ses anciens camarades de noviciat.
La conjoncture économique des années 39-40 était très sérieuse. Avec l’occupation de la Pologne commençait la Seconde Guerre Mondiale. Mais le noviciat de Mezonyàràd pouvait compter sur une grande propriété avec du terrain cultivé qui garantissait une bonne production de nourriture.
Étienne termina son année de noviciat en émettant les premiers vœux religieux, comme Salésien laïc (« coadjuteur »), le 8 septembre 1940. Dans sa correspondance de l’époque transparaît son immense joie et son enthousiasme pour sa nouvelle vie. Il retourna au « Clarisseum », comme un des responsables de la typographie et comme animateur à l’église publique adjacente et à l’oratoire. La Maison d’Éditions Don Bosco jouissait d’un grand prestige national. En plus des publications salésiennes (Bulletin Salésien, Jeunesse Missionnaire…), elle éditait également des collections fameuses d’œuvres théâtrales pour les jeunes, des livres de spiritualité pour les jeunes, des livres d’instruction religieuse populaire.
Précisément en ces années-là, en Hongrie, était née sous le patronage de Don Bosco, une Association Catholique des Jeunes Travailleurs («KIOE »). Au « Clarisseum », Étienne en fut le promoteur et l’âme. Son groupe devint un groupe modèle ; il y avait infusé l’atmosphère sereine et la spiritualité sacramentelle et éducative typique de Don Bosco. Catéchèse-débat, conférences apologétiques, heures d’adoration, excursions- pèlerinages, sport et jeux, joie saine caractérisaient la vie du groupe. Les jeunes étaient attirés et n’abandonnèrent pas l’œuvre même quand leur animateur fut rappelé sous les drapeaux. La Hongrie était entrée en guerre, à côté de l’Allemagne, le 22 juin 1941.
Sur le front de guerre
Sándor accomplit son service dans l’armée hongroise comme télégraphiste. Certains de ses camarades de régiment témoignent qu’il ne cachait pas dans le service qu’il était religieux consacré. Il créa autour de lui un petit groupe de soldats attirés par son exemple et qu’il encourageait à prier et à éviter de dire des jurons. Jusqu’en 1944, avec de brefs intervalles, il demeura dans l’armée. Durant cette période, tant que cela fut possible, il se tint constamment en contact avec ses supérieurs religieux, particulièrement avec le Père Jànos Antal, Provincial. Dans ces lettres, on devine son souci pour sa vie intérieure, bien qu’il se trouvât dans de graves situations. Au cours des brèves périodes de permission, il se rendait immédiatement en maison salésienne qu’il considérait comme sa vraie famille, toujours accueilli avec une grande affection. Il fut transféré ensuite sur le front russe où il participa à des combats très durs. Son comportement de soldat fut si valeureux qu’il mérita d’être décoré de la Croix de la Valeur Militaire. Il prit part à la désastreuse retraite de la Boucle du Don. Fait prisonnier par les Américains en Allemagne, il put retourner au pays peu de temps après.
En 1944, il reprit son travail à Ràkospalota, autant que le permettaient les circonstances dramatiques. Le 13 février 1945, après trois mois de longs et durs combats, qui réduisirent en ruines la maison, toute la ville de Budapest était sous le contrôle de l’armée soviétique. À ce moment-là, les Salésiens restés dans la ville eurent à souffrir terriblement de la faim, de l’impossibilité de travailler, des réquisitions de la part de l’occupant. À l’institution de Ràkospalota, vidée de ses élèves, furent réquisitionnés lits et matelas. Les confrères durent s’inventer de logements de fortune, parmi les décombres, affrontant un hiver particulièrement sévère.
L’ombre de la persécution.
Le 3 avril 1945, le nonce apostolique, Mgr Angelo Rotta, qui avait tant travaillé à sauver beaucoup de juifs de la déportation, fut expulsé du pays sur ordre personnel du Maréchal Vorosilov.
Le travail salésien se réduisit à quelques moments de patronage, troublés par les organisations communistes naissantes qui essayaient d’arracher même le peu de jeunes restés en contact avec les religieux.
Le 16 août 1945, le président du gouvernement provisoire hongrois signa le premier décret de réforme du système scolaire national, sans consulter les Églises qui avaient cependant une part importante (43 %) des écoles touchées par la réforme. En automne commencèrent les attaques contre les écoles confessionnelles : révision, dans le sens marxiste, de tous les textes scolaires et interdiction d’utiliser de nombreux textes catholiques. Le Supérieur salésien hongrois communiqua à la Direction Générale de la Congrégation à Turin : «… Nous ne pouvons désormais plus publier ni Bulletin Salésien ni Jeunesse Missionnaire. Les dispositions en vigueur nous imposent la plus grande économie de papier. » C’était, pour le régime, un moyen de contrôler la presse : il fallait une permission spéciale pour acquérir du papier.
Le 4 novembre 1945, eurent lieu les premières élections de l’après-guerre : le parti communiste obtient seulement 17 % des voix mais, avec l’appui de l’armée occupante soviétique, il contrôle tout l’appareil politique. La typographie « Don Bosco » de Ràkospalota est dans le collimateur des communistes. En attendant, Le régime vide presque toute la réserve de papier à imprimer. Durant le long hiver 1945-46, les écoles ne fonctionnent pas par manque de combustible ; comme lieu de travail salésien en fonctionnement demeure l’oratoire-patronage de Ràkospalota, même pour Étienne. L’activité économique de la maison est réduite à cause du manque de fonctionnement de la typographie-maison d’édition. On ne peut pas imprimer de livres et la librairie elle-même ne vend pas les publications restantes « parce que les gens dépensent seulement pour acheter du pain ». La presse catholique est autorisée seulement pour deux publications hebdomadaires qui, par manque de papier, sont cependant imprimées en peu d’exemplaires.
Le 2 mai 1946, le Supérieur des Salésiens hongrois écrit : « À Ràkospalota, nous sommes en mauvaise posture : les propriétaires de la maison veulent nous chasser de l’institution. Nous sommes en train de perdre le peu de droits qui nous restent, et notre pauvre foyer. Nous espérons réussir à nous en sortir… »
Du 12 au 27 juillet 1946, le ministre communiste de l’intérieur, Rajk Làszlò, dissout toutes les Associations religieuses, de jeunes comme d’adultes. Seules sont autorisées, et avec des restrictions, les Associations à but dévotionnel. Beaucoup de responsables d’Associations dissoutes sont emprisonnés. À Ràkospalota, les groupes animés par les Salésiens se ressentent de cette tragique situation. Étienne souffre particulièrement à cause de la dissolution de la KIOE (l’équivalent de la JOC en Occident) dont il était devenu l’un des dirigeants. Malgré les interdictions légales, cependant, il poursuivit cette activité presque clandestinement, évitant de s’exposer et d’exposer ses jeunes au contrôle de la police politique. Ils changeaient chaque fois de lieu de rencontre, simulant des parties de campagne de petits groupes de jeunes, ou se rencontrant pour des fêtes nocturnes. En 1948, il animait six groupes actifs de jeunes, parmi lesquels pas mal d’anciens élèves de notre école. Le contenu de leurs rencontres n’avait absolument rien de politique. Il s’agissait de solides instructions religieuses pour donner une base à la foi des jeunes, de manière qu’ils puissent résister à la propagande athée qui faisait rage. On priait beaucoup. L’animateur lui-même composa expressément certaines prières.
Les écrits de ces années-là qui réussissent à parvenir aux Supérieurs font état d’une insuffisance grave de nourriture et de chauffage en des hivers très froids, et donc de santés affaiblies par le fait même . Les conséquences des privations de la guerre et de l’après-guerre se manifestaient encore. Le travail de la typographie de Ràkospalota est très réduit. En avril 1948 encore, on réussit à imprimer (en quelques exemplaires) le « Système Préventif » du Père Bartolomeo Fascie, un classique salésien, traduit en hongrois. Mais en juin déjà, le Supérieur hongrois communique à Direction Générale que « la typographie est presque paralysée. Tout au plus recevons-nous la permission de la censure pour un petit livret mensuel. »
Le 16 juin 1948, le Parlement hongrois décrète la nationalisation de toutes les écoles (résultat du vote : 230 favorables, 63 défavorables) et, le même jour, le décret en est publié officiellement. La Conférence épiscopale hongroise réagit en établissant que les prêtres, les religieux et les religieuses n’accepteront pas de postes d’enseignement ou de responsabilité dans les écoles nationalisées sauf pour l’enseignement de la religion. Les Salésiens hongrois voient ainsi le régime s’emparer de leur réseau d’œuvres scolaires ou liées de quelque manière à l’école (internats), une douzaine au total, toutes dédiées aux enfants pauvres. Reste le travail pastoral dans les églises et l’enseignement de la religion dans les écoles d’État. Mais même ce dernier, un an plus tard, le 6 septembre 1949, est rendu seulement facultatif, avec des pressions de toutes sortes sur les parents afin qu’ils n’y envoient pas leurs enfants. Les parents concernés sont fichés, perdent leur travail et leurs enfants ne pourront pas suivre des études universitaires…
La section scolaire à Ràkospalota nationalisée, reste entre les mains des Salésiens la typographie en tant que telle mais avec des limitations très graves et sans personnel externe. Étienne s’occupe de la manutention des machines et consacre tout le temps possible à suivre et accompagner les jeunes à l’extérieur, alimentant leur vie chrétienne par son exemple et ses activités de formation. Les Salésiens, en effet, avait reçu de l’épiscopat la permission de continuer, dans la mesure du possible, leur action éducative dans les institutions qui déjà auparavant recevaient les élèves que l’État (principalement le Ministère de la Justice) leur envoyait ; et ils étaient nombreux. C’était un domaine où ils avaient été précurseurs, même par rapport au reste de l’Europe. Déjà en 1925, l’œuvre d’Esztergomtàbor (maison de correction pour mineurs) leur avait été confiée. L’institution de Ràkospalota entrait en grande partie dans cette catégorie. L’évêque de Vàc, dont dépendait Ràkospalota, érigea alors en paroisse la chapelle publique dirigée par les Salésiens, facilitant ainsi la présence de la communauté religieuse, même réduite. Étienne put continuer à s’occuper des servants de messe et des quelques enfants qui fréquentaient la paroisse, ainsi que son travail de sacristain qu’il aimait et accomplissait avec un grand esprit de piété et d’édification pour les prêtres eux-mêmes.
Fin décembre 1948 : ordre fut donné aux Salésiens de Ràkospalota d’évacuer totalement le bâtiment. Un recours fut rejeté. La typographie était en souffrance, ne recevant pas la permission d’imprimer sauf quelques petits papiers de type administratif mais rien à contenu religieux. Enfin, durant l’été 1949, elle fut confisquée par l’État. Après vingt-trois ans d’activité, cessait ainsi toute ressource financière pour les Salésiens, et il devenait très difficile de pourvoir à l’entretien de nouveaux candidats la vie salésienne. La maison d’édition, en effet, avait représenté une importante entrée d’argent pour la vie des jeunes confrères : il fallait entretenir dix-neuf étudiants en théologie à Szentkereszt, trente-et-un étudiants en philosophie à Mezonyarad et huit novices à Tanakajd. On peut imaginer la souffrance d’Étienne qui voyait cesser des œuvres fondamentales auxquelles il avait consacré ses forces et son esprit. On commença par emporter les machines ; auparavant, prévoyant le pire, Étienne avait essayé de mettre à l’abri chez d’anciens élèves au moins quelques machines parmi les plus petites. En quittant les lieux, même l’activité de l’oratoire ne put se poursuivre et l’œuvre salésienne se réduisit au ministère paroissial. La chronique de Ràkospalota note, en date du 19 décembre 1949 : « Nous avons complètement évacué l’ancien établissement du Clarisseum et nous nous trouvons sur le même territoire, prés de l’ancienne imprimerie. Nous nous sommes arrangés au mieux, mais nous sommes très à l’étroit ». « Naturellement, en plus de la typographie, la librairie a aussi été confisquée, ce qui a encore réduit l’espace disponible. »
Un décret gouvernemental établissait qu’à partir du 1er janvier 1950, les enseignants de religion devaient être rémunérés par ceux qui enverraient leurs enfants à leurs cours. C’était une manœuvre supplémentaire pour éliminer pratiquement l’enseignement religieux dans les écoles, déjà très réduit.
La fatidique année 1950
Au mois de juin 1950, le gouvernement communiste déclare « supprimés » les ordres et les congrégations religieuses en Hongrie. À partir du 7 juin, commencent les déportations de religieux/religieuses, internés dans des lieux de concentration (généralement d’anciens monastères). Les Salésiens aussi sont dispersés ; certains sont emmenés dans des lieux de concentration, les jeunes Salésiens et les novices se retirent dans leurs familles ou chez des parents. Les Salésiens de Ràkospalota reçoivent l’ordre de quitter même les « « taudis » où ils s’étaient retirés. Deux d’entre eux restent provisoirement dans l’église paroissiale. Le Supérieur des Salésiens en Hongrie, le P. Vince Sellye, est arrêté près de la frontière autrichienne et incarcéré à Budapest, sous l’accusation de tentative de fuite ; il est condamné à deux ans et demi de réclusion.
Le 30 août, le gouvernement et le président de la Conférence Épiscopale Hongroise signent un « accord » sur la base duquel, en échange d’un « appui » à la politique gouvernementale, sont relâchés, en septembre, les religieux et religieuses internés dans les camps de concentration. Mais peu après l’accord, le 7 septembre, l’autorité étatique retire aux ordres et congrégations présents sur le territoire hongrois la permission d’exercer ; pratiquement, il s’agit de la dissolution des communautés et de la nationalisation de leurs biens. Seul un nombre très réduit de religieux demeurent en fonction, et avec beaucoup de limitations, pour œuvrer dans 8 collèges-lycées qui leur sont restitués après deux ans d’interruption (depuis 1948) : 2 aux Bénédictins, 2 aux Frères des Écoles Chrétiennes, 2 aux Franciscains et 2 (pour jeunes filles) à une Congrégation Féminine locale.
Les Salésiens perdent tout : les bâtiments sont occupés par l’État. Les religieux sont dispersés et doivent se trouver un travail pour pouvoir survivre, chacun de son côté. Certains travaillent comme organistes, sacristains, exerçant divers travaux manuels ; quelques-uns sont accueillis dans les diocèses et destinés à de petites paroisses de campagne. Ils ne peuvent pas résider en ville, ni entretenir des rapports entre eux et, pendant longtemps, ils sont soumis à des contrôles policiers. Le pauvre Provincial, le P. Vince Sellye, est lourdement condamné à trente-trois ans de prison, au cours d’un second procès.
Étienne demeura à Ràkospalota tant qu’il put, dans des logements de fortune, restant en contact avec les jeunes de ses groupes. Mais ensuite, pour survivre, il dut se retirer pendant un temps dans sa famille à Szolnok et chercher du travail dans une typographie. Il se distinguait non seulement par ses qualités techniques et professionnelles mais aussi comme éducateur avec les jeunes ; c’est pourquoi il fut rappelé par l’Administration locale pour s’occuper d’un groupe d’orphelins recueillis par le parti communiste. Il continua cependant de diverses manières son travail de catéchiste clandestin. Dans le groupe des orphelins, il développa aussi ses talents d’éducateur chrétien, bien conscient du danger encouru. Certains de ces jeunes furent choisis pour faire partie d’un corps d’élite de police aux ordres du dictateur Ràkosi mais, intérieurement, ils demeurèrent fidèles aux valeurs de l’éthique chrétienne inculquées par leur animateur.
En 1951, s’étant aperçu, à un certain moment, qu’il était suspecté par la police politique, Étienne changea de nom de famille, de logement et trouva du travail comme ouvrier à l’usine de détergents Persil, tout en continuant son apostolat clandestin avec les jeunes. Se rendant compte que la police filait leur confrère, ses supérieurs, avec qui il maintenait de relations secrètes, pensaient lui faire quitter le pays. Quand tout était déjà prêt pour lui faire passer la frontière avec l’Autriche, Étienne ne voulut pas profiter de cette occasion et décida de rester en Hongrie. Il pensait qu’il n’était pas juste de s’en aller alors que les jeunes qu’il accompagnait couraient le danger d’être découverts et condamnés. Pour lui, c’était comme fuir ses responsabilités d’éducateur chrétien.
Il choisit alors de changer plusieurs fois de résidence. À la fin, il accepta de partager le logement d’un de ses jeunes confrères, Tibor Dàniel qui, à l’époque de la dispersion, était étudiant en théologie tout en demeurant à Budapest. Ce petit appartement devint le centre de son activité apostolique clandestine. Ici comme dans différents lieux autour de la capitale, il continua son œuvre de formation. Il lui arrivait souvent de recevoir des lettres de jeunes qu’il suivait. Sa correspondance ne contenait aucune allusion politique, bien sûr, et encore moins l’idée d’un complot dont il serait accusé plus tard. Il donnait seulement des réponses et des conseils concernant la vie chrétienne et spirituelle que les jeunes désiraient approfondir. Le régime athée, craignant cependant tout ce qu’il savait de la doctrine chrétienne, utilisait des espions pour avoir l’œil sur tous les citoyens, en surveillant particulièrement l’activité des religieux dispersés. Il était surtout urgent pour le régime de maintenir le contrôle sur la jeunesse, élément névralgique du système. Il faut se souvenir qu’à l’occasion de la fête de Pâques 1989 encore (à la veille de la chute du régime communiste !), les agents du AEH (Bureau d’État pour les Affaires Ecclésiastiques) présentaient un rapport sur les fonctionnaires de l’État, surtout les enseignants, qui avaient participé aux célébrations pascales. On cherchait à tout prix à tenir l’Église loin des jeunes, surtout des travailleurs, base de la propagande du parti. Était considéré comme un crime capital le fait de réunir des jeunes pour leur donner une formation religieuse. Aussitôt pleuvaient des accusations de complot, de conspiration contre l’État, avec de sévères condamnations, spécialement dans les années 50, sous la dictature de Matyas Ràkosi. C’est sur ce fond de décor qu’il faut considérer l’activité de notre ami Étienne.
Arrestation et condamnation
Juste dans la maison habitée par Sándor et Dàniel, il y avait une situation insidieuse, risquée. En effet, le mari de la patronne de l’immeuble travaillait dans la tristement célèbre AVO (police politique). Ayant remarqué l’abondant courrier pour Sándor, la patronne commença à ouvrir les lettres en usant des différentes manières apprises de son mari. Leur contenu était de ce fait transmis à la police qui tenait sous contrôle leur destinataire et son confrère colocataire.
Un autre fait est survenu ensuite qui, pour être compris, doit être remis dans le contexte d’une initiative du régime. Nous le reprenons d’une étude des événements de l’époque. « Quand la police secrète communiste développa ses propres rangs, en 1949, pour atteindre trente mille membres, on a vu chez les jeunes orphelins et travailleurs les » cadres les plus fiables » dont on pourrait faire, en les formant, de bons policiers communistes. Après une session de formation de trois mois, on entraîna les meilleurs comme » gardes du parti « . Ils furent promus au rang de sous-officiers et officiers, et leur tâche était la protection/défense personnelle des principaux chefs du parti – alors appelé Parti des Travailleurs Hongrois – Ràkosi e Géro. On recruta Albert Zana et quelques-uns de ses camarades (anciens élèves du Clarisseum, suivis par Étienne) d’abord comme soldats puis dans la police secrète ( AVO). Ces jeunes officiers de police, même après la nationalisation de notre institution de Ràkospalota et l’expulsion des Salésiens, maintinrent des rapports avec leurs éducateurs. Étienne Sándor […] rencontrait régulièrement ses anciens élèves et certains de leurs amis au Clarisseum ou dans des appartements privés. Il suivait avec beaucoup d’attention les problèmes spirituels des jeunes. Ils se préparaient entre eux à résister à la propagande athée de la dictature et aidaient aussi les autres à persévérer dans leur foi. Même les jeunes officiers de police attirèrent des amis dans leur foi. »
Ils commirent involontairement une « erreur ». Sur la route principale de Ujpest, on avait ouvert à cette époque une nouvelle taverne à l’enseigne « Taverne de l’Enfer ». Près de l’entrée, un écriteau invitait : « Entrez en enfer ». Les jeunes considéraient cet écriteau comme une moquerie envers la religion. (Ceci indique la sensibilité religieuse de l’époque, presque inimaginable aujourd’hui). Le lendemain matin, les jeunes badigeonnèrent l’inscription de goudron. Les propriétaires du local avisèrent l’AVO et les chiens guidèrent les policiers jusqu’au « Clarisseum ». On y captura Hegedus Hajnal, 15 ans, élève du lycée, qui arrivait juste à ce moment-là. Sous la torture, on lui arracha les noms des autres membres du groupe et le nom du religieux qui les animait. Dans le Parti, se trouvaient aussi des gens bien intentionnés. Dès que fut établi son mandat d’arrêt, ils avertirent Étienne Sándor de ce qui était arrivé. Le supérieur salésien, Adam Laszlo, comme on l’a déjà noté, avait prévu la possibilité de faire partir clandestinement son confrère à l’étranger. Mais Étienne considéra qu’il ne pouvait pas s’enfuir alors que la vie de ses élèves se trouvait en danger dans leur pays. Il dit à ses amis qu’il était prêt même pour le martyre. Mais la patronne de la maison de Dàniel fit arrêter Étienne, Dàniel et d’autres Salésiens. En peu de temps, on emprisonna aussi les autres jeunes impliqués. Le dictateur Matyas Ràkosi décida la condamnation immédiate des jeunes officiers.
On sut plus tard certains détails de l’arrestation. Le matin du 28 juillet 1952, la police politique se présenta au logement pour arrêter Étienne. Les policiers attendirent ensuite le retour de Tibor Dàniel, l’après-midi. Quand celui-ci pénétra dans la chambre, il fut accueilli par une gifle violente. On l’emmena au siège central de la police, dans le fameux bâtiment du 60 rue Andrassy (aujourd’hui « Musée de la Terreur ») où il fut soumis à diverses reprises à des tortures qui lui abîmèrent gravement le foie et la rate. Enfin, pour éviter d’en faire un martyr, on le relâcha, dans des conditions extrêmes, dans son village, Asvànyràrò (dans le nord, près de la frontière slovaque). À la suite des tortures subies, il mourut peu de temps après, dans les bras de sa mère et de sa sœur Élisabeth.
Quant à notre Étienne, il fut conduit à la prison du Tribunal Militaire de Budapest (quartier de Buda, Fo Utca) où on lui fit subir des coups et de continuels interrogatoires exténuants. Le procès relevait de la compétence du Tribunal Militaire, dans la mesure où parmi les imputés il y avait des membres des forces armées. À la suite des tortures inhumaines et des procédés tristement connus et utilisés contre les prisonniers « politiques » de l’époque (Cf. cardinal Mindszenty), Étienne fut contraint d’admettre les « crimes » dont on l’accusait, tout en sachant qu’une telle déclaration aurait constitué pour le Tribunal Militaire un motif pour sa condamnation à mort.
Le procès commença le 28 octobre 1952. Comparaissaient seize imputés : neuf avait servi dans les Corps Spéciaux de la Police ; cinq étaient Salésiens ; un jeune étudiant et une jeune étudiante. Tout se déroula à huis clos et en une seule audience. Ce fut, comme d’habitude, une parodie de procès, une farce déjà totalement établie. Tout avait déjà été décidé par le tribunal présidé par le lieutenant-colonel Béla Kovàcs assisté par deux lieutenants de l’AVH (police secrète). Le procureur général, le major Gyorgy Béres, représentait personnellement, comme porte-parole, le dictateur Rákosi. Le tribunal émit immédiatement le verdict n°I/0308/1952 : condamnation à mort pour Étienne et trois jeunes officiers, retenus « coupables de complot contre la démocratie populaire et de haute trahison ». Deux jours plus tard, le recours en grâce, qui avait été présenté d’office, fut rejeté.
Derrière le montage du procès, on devinait clairement la colère du régime contre des religieux qui entretenaient des rapports avec les jeunes travailleurs considérés comme ceux qui devaient constituer le socle dur de la dictature.
Pendant la période du régime communiste, ils ont été plusieurs milliers, les jeunes qui, pleinement conscients du danger qu’ils couraient, fréquentaient, de différentes manières, des groupes clandestins de jeunes catholiques et, sous le prétexte d’excursions et de fêtes familiales, participaient à des rencontres de formation religieuse, à des retraites spirituelles. Nombre d’entre eux furent emprisonnés, torturés. Beaucoup furent exclus des écoles supérieures et de l’université ou durent immédiatement trouver du travail comme manœuvres.
Dans la prison militaire de Fo Utca
Aujourd’hui encore, ceux qui visitent la capitale hongroise, dans le quartier de Buda, en parcourant la Rue Principale (c’est ce que signifie «Fo Utca »), demeurent impressionnés par la sinistre allure du bâtiment du Tribunal Militaire, tout en pierre sombre, et dont les étages supérieurs abritaient la prison militaire. La cellule 32 du secteur « Haute Trahison » abrita notre ami Étienne depuis son incarcération jusqu’au soir du 8 juin 1953.
De ces dix mois et plus, nous avons quelques informations de la part de ses compagnons de cellule qui ont survécu. Voici un témoignage : « Durant les semaines passées ensemble dans la même cellule, nous faisions de tout pour pouvoir vivre le plus possible une vie spirituelle, au sens le plus noble du terme […]. Nous priions ensemble et nous récitions le chapelet en cachette car parmi nos compagnons de cellule, on exerçait une certaine surveillance interne. Chaque cellule avait son « commandant » responsable qui devait observer et dénoncer toute irrégularité toujours punie ensuite. (Le régime infiltrait exprès quelques éléments qui, feignant d’être incarcérés, essayaient de recueillir des confidences des détenus). Notre ami Étienne essayait de donner de la force à ses camarades par la prière, des mots de consolation et des pensées spirituelles ». Bien qu’il fût conscient de son destin tragique, il apportait de la sérénité aux autres prisonniers.
Un prêtre (Jòzsef Szabò), camarade de prison, affirme : « On savait qu’Étienne était disposé au martyre. Il était conscient que de là où il se trouvait, l’unique voie de sortie était celle qui menait à l’échafaud. On comprenait que, comme tout un chacun, lui aussi tenait à la vie et nourrissait l’espérance de survivre ; mais il ne donnait aucun signe de vouloir condescendre à des compromis. À moi, son père spirituel, dans nos conversations en cellule, il confia avec une très grande sincérité n’avoir participé à aucun complot politique. Je n’ai jamais remarqué chez lui un quelconque intérêt politique.[…] Je me souviens qu’en cellule nous étions plus de cinquante. Il n’était pas possible de parler librement entre nous ; chacun faisait partie d’un groupe déterminé dans lequel il y avait des espions. Nous trouvant dans une situation désespérée, nous étions tous soumis à de graves condamnations. La peine plus légère consistait en une réclusion de quinze ans, mais nombreuses étaient les condamnations aux travaux forcés à perpétuité ou à la peine capitale. Dans ce contexte, les gens étaient très ouverts aux questions spirituelles qui trouvaient leurs réponses sous forme de prédications improvisées. Je parlais des vérités éternelles devant le groupe et Étienne Sándor faisait la même chose… On disait le rosaire complet en comptant sur nos doigts. Nous voyions le grand réconfort qu’apportait la prière aux condamnés à mort. Étienne me demandait souvent d’aller vers nos compagnons prisonniers pour les confesser et leur donner l’absolution.[…] Et les condamnés à mort cherchaient du réconfort spirituel auprès de lui. »
Un de ses anciens camarades de classe, Mihàly Szantò, haut fonctionnaire du Parti, tenta de convaincre Étienne de collaborer avec eux. En effet, on connaissait ses capacités et surtout l’influence qu’il exerçait sur les jeunes. Mais il ne céda jamais. Ses compagnons de cellule survivants étaient unanimes : même après sa condamnation à mort, Étienne réconfortait ses compagnons de cellule. Dans les moments de grande faim, il partageait sa nourriture – déjà si rare – avec ses camarades.
8 juin 1953: le témoignage suprême
Après la communication officielle de la sentence capitale au condamné, celui-ci fut transféré de la cellule 32 à l’étage supérieur de la prison militaire, la cellule des condamnés à mort en attente de l’exécution. Un camarade de cellule ayant survécu, avouait, cinquante ans après, avoir encore en mémoire la triste scène des gardiens passant dans la cellule 32 pour retirer ses objets personnels : une brosse à dents, un peigne et une serviette de toilette. Pour les prisonniers, c’était le signe que l’intéressé avait été transféré dans la cellule de ceux qui allaient être exécutés sans tarder.
Les survivants affirment qu’on ne pouvait pas savoir avec précision où avaient lieu les exécutions. En général, au moins jusqu’en 1953, elles avaient lieu dans la cour même de la prison. Pour couvrir les cris des condamnés, on avait l’habitude d’augmenter au maximum le volume du bruit produit par l’échappement du moteur du camion utilisé comme podium. Lorsque des cellules on entendait ce fracas sinistre, on devinait qu’on était en train d’exécuter les condamnations, surtout par pendaison… Notre ami Étienne fut pendu le deuxième, ainsi qu’il résulte des procès-verbaux.
Son cadavre et celui des autres exécutés furent ensuite transportés dans un camion vers le cimetière de la prison judiciaire de la petite ville de Vàc où ils furent enterrés tous ensemble dans une fosse commune, sans aucun signe d’identification. Malgré de nombreuses recherches de la part de sa famille et des Salésiens, on n’a pas réussi jusqu’à présent à localiser avec certitude le lieu de la sépulture.
D’autre part, les cadavres exhumés par la suite, depuis la chute du régime, présentaient une quantité telle de marques de tortures que l’identification en devenait très difficile. Mais qui a le don de la foi sait aussi que le corps torturé d’Étienne est en attente du jour glorieux de la résurrection.
Réputation de martyre
En 1989, le « Mur de Berlin » s’écroulait et le « Rideau de Fer » était abattu. En 1990, des élections politiques libres eurent lieu en Hongrie et le nouveau Parlement approuva la loi sur la liberté de conscience et la liberté religieuse. Les communautés religieuses, abolies en 1950, commencèrent tout doucement à se reconstituer. Le peu de Salésiens qui étaient restés commencèrent également à reconstituer des communautés dans les quelques locaux restitués par le Gouvernement.
Il fallut attendre quelques années pour que les fils de Don Bosco atteignent un nombre suffisant en personnel disponible pour pouvoir s’occuper de la récolte de documents et lancer, en 2006, le procès canonique en reconnaissance du martyre d’Étienne. Le 10 décembre 2007, le procès diocésain fut clos à Budapest, et la parole passa à Rome, à la Congrégation pour la Cause des Saints.
En attendant, le peuple de Dieu allait prendre peu à peu connaissance des tragiques événements et de la conduite héroïque de tant de chrétiens en Hongrie sous le très dur régime communiste. Au niveau officiel, et même populaire, de très nombreuses affaires, que l’on pouvait auparavant seulement supposer et murmurer à peine, venaient maintenant en pleine lumière. Certains survivants, d’abord contraints au silence, ont contribué aujourd’hui à reconstituer, au moins partiellement, les faits réels. Dans notre cas, par exemple, un curé de paroisse, le P. Jòzsef Szabò, explique à ses fidèles qu’en tant que compagnon de cellule d’Étienne, il sait fort bien que celui-ci a été exécuté en haine de sa foi qui le poussait à exercer une intense activité pastorale au milieu de groupes de jeunes. C’est un martyr modèle de la pastorale des jeunes. Cette pastorale était enracinée dans une intense union avec Dieu, vécue dans une profonde simplicité et une profonde spontanéité. Elle était aussi éloignée des formes extérieures de bigoterie que solidement ancrée dans de constantes motivations de foi et soucieuse donc de transmettre aux jeunes l’amour de Jésus pour eux, comme il le ressentait pour lui-même.
De nombreuses personnes démontrent combien peut être utile la reconnaissance officielle du martyre de ce jeune homme, particulièrement pour les jeunes. C’est un exemple de vie réussie, mûrie dans l’essentiel et qui, si elle contraste avec l’instabilité d’aujourd’hui, est cependant actuelle et incite à se poser des questions sur notre façon de vivre, sur les vraies motivations de notre action.
L’examen des mobiles, qui ont guidé le martyre à affronter et surmonter les nombreuses souffrances qui lui ont été injustement infligées, nous pousse à revoir notre situation sous le regard de Dieu. C’est un motif de réflexion pour ceux qui doivent, d’une manière ou d’une autre, s’occuper des jeunes en des temps difficiles, comme le sont les nôtres d’une autre façon. La cause à laquelle Étienne consacra toute sa vie, la formation à une sensibilité chrétienne dans le monde du travail des jeunes est plus que jamais actuelle.
Ceux qui ont connu Étienne témoignent que sa conduite exemplaire n’était pas un comportement occasionnel mais bien le fruit de la conviction qui le soutenait constamment. Le martyre a été la conclusion cohérente de toute une vie de foi simple et d’amour profond pour les jeunes, une vie toujours remplie d’espérance confiante, même dans des circonstances défavorables. C’est l’état d’esprit que saint Jean Bosco inspire à ses fils : « Je donnerai ma vie pour les jeunes jusqu’à mon dernier souffle. »
Prière pour la glorification du Serviteur de Dieu Étienne Sándor
Salésien coadjuteur, martyr
(26 novembre 1914 – 8 juin 1953)
Dieu tout-puissant ,
c’est Toi qui as appelé ton serviteur Étienne Sándor
à faire partie de la grande Famille de saint Jean Bosco.
Tu l’as guidé, avec Marie Secours des chrétiens,
dans sa difficile mission
pour le salut des âmes
et dans le sacrifice de sa vie
pour la jeunesse hongroise.
Il a témoigné de Toi
au temps de la persécution de l’Église,
il a promu la presse catholique,
le service de l’autel
et l’éducation de la jeunesse.
Dans un esprit fidèle et loyal,
il indique à nous aussi
la route du bien et de la justice.
Nous Te demandons de le glorifier
avec la couronne du martyre.
Par Jésus, le Christ notre Seigneur. Amen.
Avec l’approbation ecclésiastique
Pour informations et signalement de grâces reçues, s’adresser à :
Postulazione – Direzione Opere Don Bosco
Via della Pisana 1111
00163 ROMA – ITALIA
[1] Il s’agit de la Première Guerre Mondiale (NDT)